L ’ EXODE

À la fin du XXIème siècle, le monde n’était plus divisé en nations mais en immenses blocs financiers appelés corporations.

Ces puissantes compagnies se partagèrent la planète jusqu’à ce que le moindre mètre carré de terre, le plus petit brin d’herbe, la plus légère gouttelette appartienne à l’une ou à l’autre d’entre elles.

Rien ne fut oublié dans le partage, et rien ne fut concédé sans dispute.

À mesure que l’espionnage corporatiste se développait, jusqu’à devenir une forme d’art et un instrument de guerre, les batailles pour la réapparition des richesses se livraient de moins en moins dans les cours de justice. Mais quand les investisseurs commencèrent à porter leur regards en direction de l’espace, la protection des ressources terrestres perdit de son importance.

À quoi bon se disputer des mines taries dans les montagnes de Sibérie, alors que les ondes faisaient états de vastes gisements de minerai sur Mercure, Vénus et Mars ?

Et pourquoi se donner la peine de ramener ces ressources sur Terre, alors qu’il était tellement moins cher d’installer des bases sur place ?

Une corporation dynamique - du nom de Capitol établit la première base permanente sur la lune, qui prit le nom de Luna.

La présence d’eau sur la lune en faisait une plate-forme de lancement idéale pour les vaisseaux spatiaux ; dissociée, l’eau fournissait en effet l’hydrogène et l’oxygène qui formaient les composants principaux du carburant des fusées.

D'autres corporations travaillaient de concert avec Capitol : Bauhaus, à la compétence technique légendaire, Imperial, dont le talent logistique et la main-d'oeuvre faisaient l'admiration de tous, et Mishima, pour laquelle aucune entreprise n'était jamais trop risquée.

D'autres corporations plus modestes tâchèrent bien de tirer leur épingle du jeu, mais furent broyées et absorbées par les quatre géantes qui défendaient leur suprématie avec une implacable détermination. Ces quatre compagnies furent désignées sous le vocable de MÉGACORPORATIONS.

Leur pouvoir était total. Les mégacorporations repoussèrent les limites du voyage spatial et de l’intervention atmosphérique jusqu’à ce que la colonisation des autres planètes ne soit plus un vain rêve.

L’humanité devient possédée par la fièvre de la terraformation, et des mondes entiers furent transformés. De gigantesques collecteurs solaires furent mis en orbite autour de chaque planète, créant les puits d’énergie indispensables. Des usines de traitement atmosphérique géantes furent mises en place pour convertir une mince couche de gaz toxique en une atmosphère respirable.

Des enzymes organiques, largués en orbite, modifièrent le sol pour le rendre fécond. Des systèmes écologiques entiers furent conçus pour convenir à la nature de chaque environnement, et les terres fertiles furent noyées sous une pléthore de graines.

Renforcée par des accélérateurs génétiques, hurlant sous la torture de la croissance forcée, la vie fut semée sur des mondes que la nature, dans sa sagesse infinie, avait choisi de délaisser.

Au milieu du XXIIème siècle, toutes les planètes intérieures étaient devenues habitables, et les mégacorporations commençaient à lorgner en direction des principaux astéroïdes de la ceinture et des lunes géantes de Jupiter.

Mais tout ceci s'accomplit au prix de la ruine totale de la Terre. Le ciel s'obscurcit, le niveau des océans grimpa, la famine, la guerre et les épidémies s'abattirent sur l'humanité comme un lion affamé. L'Armageddon, semblait-il, était enfin devenu réalité.

Les populations de la Terre se tournèrent vers les cieux en implorant désespérément d'être sauvées, mais le Seigneur resta sourd à leurs complaintes; seules les mégacorporations répondirent à leurs appels. Elles se disputèrent les hommes comme n'importe quel produit, se disputant l'élite et laissant les faibles et les malades patauger dans la fange empoisonnée d'un monde qui n'avait plus rien à offrir.

Elles construisirent de gigantesques arches pour emporter les élus vers les nouveaux mondes qu'elles leur avait préparés, et ainsi fut réglé le partage de la race humaine. Capitol, Imperial, Bauhaus et Mishima: quatre grandes puissances, dont l'humanité n'avait jamais connu la pareille.

Il y eut beaucoup de larmes et de grincements de dents tandis que les malades, les faibles et ceux qui étaient trop fiers pour vendre leur loyauté regardaient les immenses transports s’élever sur leurs colonnes de feu et disparaître dans les nuages bruns suffocants. Les mégacorporations ne laissaient derrière elles ni ressources ni savoir-faire ni technologie ; rien qui risquât un jour de se retourner contre elles. Elles fuirent leur monde natal à l’agonie, et voilà comment l’histoire tragique de l’humanité se déplaça loin de son berceau, à l’occasion de la plus grande migration qu’elle eût jamais connu : l’Exode de la race humaine tout entière.